L'inceste, crime contre l'humain
Procédures en Justice
| Lu 6874 fois | 0 réactionArticle de Catherine PERELMUTTER publié sous le titre
"l'inceste doit être imprescriptible" dans les pages REBONDS de
LIBÉRATION, le 18 Décembre 1997.
L'inceste
est une relation sexuelle entre proches parents dont le mariage est
interdit. Dans la famille incestueuse, confusion et répétition
surgissent d'une génération à l'autre: il n'y a pas de limites entre les
enfants et les parents. La demande de tendresse de l'enfant, peu
entouré par sa mère, est interprétée ou entendue par le père comme une
demande ou autorisation passionnelle, et il y répond par des gestes
sexuels. C'est la confusion des langues dont a parlé Sandor Ferenczi,
médecin et psychanalyste hongrois. L'interdiction de l'inceste, à
l'origine de toutes les traditions, lois, et systèmes de parenté, en
différenciant les générations, assure la pérennité de notre société.
Mais la justice n'est pas au point. L'inceste n'est pas reconnu dans le
droit pénal français; il constitue simplement une circonstance
aggravante du viol (viol commis par une personne ayant autorité). Or on
ne peut oublier que ce que l'on sait, ce que l'on reconnaît. Cette
lacune juridique porte préjudice aux victimes d'inceste. L'amendement de
1989, qui a augmenté le délai de prescription de dix ans après la
majorité, permet aux personnes de 28 ans de déposer plainte pour des
abus commis après 1989; en revanche, les personnes âgées de 29 ans et
plus sont forcloses pour poursuivre en justice leur agresseur. Ce délai
n'est pas suffisant dans la mesure où la nouvelle loi s'applique pour
des faits commis après son entrée en vigueur; beaucoup de victimes
d'incestes souffrent, d'autre part, d'amnésies destinées à les protéger
contre l'horreur insupportable de la vérité. La lenteur et la lourdeur
de la procédure sont également pesantes pour l'enfant déstabilisé, dont
la parole est fugace et fragile. Toute cette procédure est une violence
énorme pour l'enfant. N'y a-t-il pas un autre moyen que d'exposer encore
cet enfant à l'incertitude de l'issue du procès, qui est une violence
d'autant plus grande que les magistrats, avocats et policiers ne sont
parfois pas meilleurs parents que les autres? Sans compter les
ordonnances de non-lieu, relaxes et acquittements des présumés
coupables, qui anéantissent les enfants. Si on écoute attentivement les
enfants victimes, on se rend compte que, la plupart du temps, ce qui
importe le plus pour eux est que le parent abuseur avoue la vérité de ce
qui s'est passé, et que la parole de l'enfant soit reconnue comme
vraie. L'enfant ne désire pas que le parent abuseur aille en prison,
mais qu'il change. C'est peut-être cela la réparation tant cherchée en
la justice. Mais ce n'est pas forcément la justice pénale qui est la
mieux placée pour l'obtenir. Dans l'attente d'une meilleure solution, le
droit devrait reconnaître le crime d'inceste et le déclarer
imprescriptible, afin que la victime puisse témoigner de ses souffrances
atroces et se reconstruire dans la sérénité. Les réponses de la justice
sont inadaptées, car notre société n'a pas compris l'ampleur du
processus de destruction découlant de l'inceste, qui présente de fortes
similitudes avec le crime contre l'humanité. La puissance du traumatisme
est immense dans les deux cas. Le génocide juif est particulièrement
caractéristique du crime contre l'humanité, qui rabaisse l'être humain
au rang d'animal. L'inceste existe dans le règne animal, mais est
interdit dans notre société occidentale. La victime de l'inceste subit
une violence énorme et perd son identité en oubliant la vérité de son
histoire tant le choc est immense. Les liens dans une famille
incestueuse sont des ligatures qui empêchent l'enfant soumis à des
relations fusionnelles de maturer sur le plan affectif. Les victimes
d'inceste sont captifs de parents avides de confirmation narcissique,
qui les utilisent comme des objets pour combler leurs manques et
défaillances. Ils sont prisonniers à l'intérieur d'une forteresse, dont
l'image extérieure peut ressembler à un paradis. La conspiration du
silence s'installe dans un climat de terreur qui parfois dissimule le
pouvoir détenu par la mère en apparence passive, profondément rejetante à
l'égard des enfants et souvent envahissante, mais dont la
responsabilité commence à être envisagée par les tribunaux.
La confusion des générations par l'inceste est mortifère. Il s'agit de destruction à plus ou moins long terme de l'humanité de l'enfant, de la famille et de la société. L'enfant victime d'inceste continue à l'âge adulte ce processus de destruction en s'autodétruisant s'il ne prend pas conscience de ce cercle vicieux. Le crime contre l'humanité lui aussi déshumanise les victimes réduites à l'état d'objets. Souvent, les thérapies préconisées dans les cas d'inceste s'appliquent sur trois générations; de même dans les familles de déportés: la transmission inconsciente du traumatisme s'effectue sur trois générations. Hélène Epstein a publié aux Etats-Unis un livre, Children of Holocaust, qui explique la façon dont ces horreurs continuent à marquer la génération suivante. Le destin de ses parents, survivants de l'Holocauste, leur incapacité d'en parler ont marqué et gâché sa vie, et cela bien qu'elle soit née et qu'elle ait été élevée aux Etats-Unis. Cette souffrance muette ressemble à celle de l'enfant maltraité, elle est innommable, car l'on craint en ouvrant ce qui est enterré au plus profond de soi de trouver qu'on n'a pas le droit de vivre. Paroxysme de la violence, les abus familiaux, et notamment l'inceste, obligent chacun de nous à se remettre en question. Notre société est lente pour se réveiller de son sommeil criminel, et à ce jour elle a tendance parfois à faire marche arrière. Ainsi, le négationnisme n'est pas une interprétation des faits, mais une négation des faits. Les négationnistes ont endormi leur conscience et ont fini par perdre la mémoire pour se déculpabiliser et échapper au jugement. La France n'a pas encore affronté directement sa réalité historique, puisqu'on commence seulement à parler soixante ans après des biens des juifs spoliés pendant la guerre. En réalité, dans les deux situations d'inceste et de crime contre l'humanité, une sorte de permissivité de la société a laissé perdurer de telles ignominies. Les travaux d'Alice Miller montrent que seule la prise de conscience émotionnelle par les adultes de ce qu'ils ont eu à subir jadis et de ce qu'ils ont reproduit dans leur aveuglement peut ouvrir la porte qui les mènera à la liberté et à la responsabilité. Le danger pour l'humanité est de courir à sa perte, en s'autodétruisant, en produisant des dictateurs paranoïaques Hitler est issu d'une famille maltraitante. Certains parmi les moins concernés parlent souvent de pardon, mais encore faudrait-il pour pardonner que le coupable demande pardon, un pardon qui appartient aux seules victimes. Vivre dans la haine et la colère perpétuelles est destructeur pour soi-même. Entre le pardon et la colère, qui est une étape nécessaire, il existe une voie étroite, celle de l'authenticité de son identité retrouvée.